« Imbéciles ! caqueta Alsbeth alors qu’une nouvelle vague de cadavres surgissait de la terre brûlée. Vous pensiez que mon maître vous laisserait vous échapper aussi facilement ? »
Sa horde, bien que peu vivace, était bien déroutante, de l’avis de Kira. Elle était trop vaste ; ses zombies, squelettes et créatures étaient soutenues par des Nécrosculpteurs d’un autre monde et leurs hideuses créations. Pourtant, c’est avec un grand sourire qu’elle disparut de l’autre côté de la fissure qui parcourait les rangs des troupes d’Alsbeth, une crevasse volcanique qui ressemblait tout à fait au rictus désapprobateur de Rahn Chuluun, bien qu’elle menaçât de couper Telara en deux.
Cette discordance avait échappé à Alsbeth. Elle continuait à hurler en rythme : « Vos stupides machines ne vous aideront pas plus que les dieux que vous… »
La frappe de Kira, vive, mais cruelle, mit fin aux cris de son ennemie. Elle prit soin de tourner le couteau dans la plaie, rien qu’un peu. Si elle devait revivre cette apocalypse, autant en profiter.
Alsbeth s’effondra, mais le corps étendu au sol n’était pas le sien. C’était celui de l’amie de Kira, Uriel. La Bahmi serrait son atroce blessure, s’efforçant de contenir ses entrailles. « Pourquoi, Kira ? Pourquoi écourter notre temps ensemble ? »
« NON ! » Kira se redressa dans sa tente, paniquée. Elle était en nage malgré le froid glacial qui régnait sur les Steppes. Elle baissa les yeux sur la dague qu’elle tenait à la main. Elle aurait pu se blesser. Elle aurait pu blesser…
« URIEL ! »
Kira quitta la tente d’un bond et se retrouva sous une pluie battante. L’air était empreint d’une douceur presque sirupeuse, une brume violacée dont Kira avait ressenti le goût en rêve. Elle se dissipa quand un garde mathosien s’approcha en titubant.
« Pourquoi n’êtes-vous pas à votre poste ? demanda Kira. Qu’est-il arrivé à la garde ? »
« Je voulais pas aller dans les bois, maman ! », dit le garde. « Le petit bonhomme vert m’a promis des bonbons. » Il la fixait d’un regard vide et parlait d’une petite voix, comme celle d’un enfant effrayé. Il était somnambule, comprit Kira. Tout le camp sans exception semblait souffrir des mêmes symptômes, découvrit-elle, chaque individu étant perdu dans son propre cauchemar.
Kira entendit un grondement familier dans le ciel, le son produit par une puissance inimaginable qui parcourait la pierre antique de la Porte de l’Infini. Si quelqu’un avait manipulé les commandes pendant son sommeil… si Uriel y était restée tard, comme cela lui arrivait souvent… qui sait quelles nouvelles abominations avaient pu être relâchées.
Kira courut sur la pierre trempée en direction des commandes empyréennes, et aperçut deux personnes : Uriel et une silhouette encapuchonnée à ses côtés, qui se baissait pour lui murmurer à l’oreille alors qu’elle manipulait l’énorme artefact. Avec un hurlement, Kira bondit sur l’homme et le terrassa d’un seul coup de dague.
« Réveille-toi, Uriel ! Ne touche à rien ! » Elle étreignit son amie et l’éloigna de l’estrade centrale et de son fatras de magie et de technologie. Uriel gémit tristement, essayant en vain d’atteindre les commandes, puis se réveilla en sursaut.
« Kira ! Qu’est-ce… Qu’est-ce que je fais ici ? » La mage bahmi se libérait peu à peu du sommeil. « J’ai rêvé que j’étais à nouveau petite, et que je jouais avec mon père. C’était un ancien jeu eth qui ressemblait aux… »
« Aux commandes de la Porte, termina Kira. Voilà le responsable. » De sa dague, elle désigna la silhouette à la capuche, qui crachait déjà du sang.
« La Cabale onirique nous enseigne que la vie n’est qu’une illusion du sommeil, dit-il en riant malgré la douleur. Je vais enfin me réveiller. » Kira savait que ce n’était jamais bon signe quand ils mouraient avec un sourire suffisant.
« Nous avons d’autres problèmes plus importants, alerta Uriel. La Porte de l’Infini se déplace. Dans mon rêve, j’ai dû la… faire dériver. »
« Peux-tu l’arrêter ? » Kira était vraiment effrayée. Elle n’avait pas autant étudié l’artefact qu’Uriel, mais elle savait très bien qu’il était capable de détruire Telara.
« Non. Le rêve, les règles du jeu… Il n’y a plus rien. » La mage clignait des yeux alors que la Porte se mettait en mouvement au-dessus d’elles. « Et elle sera bientôt hors de portée. »
Découragée, Kira observait l’ancien Moteur divin avancer pesamment dans les airs en direction de la mer. « Fais ce que tu peux pour éviter l’apocalypse. Je m’occupe de la partie pénible. » Kira détacha un Crocnard rapide et jeta le corps sans vie de l’adorateur en travers de la selle.
« Je vais prévenir l’Homme sans visage que les rêveurs ont encore frappé. »